« Hypocrite
Lecteur, mon semblable, mon frère… »
Ces Européens
appelés Rroms.
Montreuil :
du 2 au 5 mai 2013.
Un nouveau nom hante un certain imaginaire
français depuis ces dernières années, singulièrement depuis 2010 et aujourd’hui
encore, hélas, sous le nouveau gouvernement
dit de « gauche » dont la France s’est doté depuis exactement un an. Les
événements dramatiques qui se sont déroulés ces derniers jours à Montreuil sont
là pour nous le rappeler. Ce nom est celui de Rom, et il s’est rappelé à notre bon souvenir dès septembre 2012,
sous la nouvelle législature récemment élue. Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne
s’agit nullement du breuvage que certains vacanciers chanceux ont pu siroter
sous de lointains tropiques, ni de la ville éternelle italienne dont les
touristes du monde entier viennent visiter régulièrement les merveilles. Rrom
s’est mis à désigner la figure de l’Autre,
autant dire de son irréductible et supposée étrangeté.
Dans
mon enfance, on parlait déjà de Romanichels, ou de Gitans ou encore de
Tziganes. Et toutes ces appellations ont ceci de commun qu’elles sont
ambivalentes. Elles désignent à la fois le paria, le hors - caste et celui dont
on suppose qu’il est doté de quelque chose qui nous manquerait et que nous
envierions secrètement. C’est d’ailleurs par ce biais que Freud analysa les
mécanismes inconscients à l’œuvre dans tout racisme, anti – sémitisme et
j’ajouterais sexisme. L’Autre aurait accès à une forme de jouissance que je lui
prête et dont l’accès me serait interdit. C’est ainsi que nous fantasmons sur
la capacité qu’ont ces populations de traverser les frontières, d’êtes libres
comme le vent, de transporter avec elles cet éphémère flamboyant et universel
qu’est la musique. Oui, les Tziganes et leurs violons nous ravissent et nous
raviront longtemps encore, même si ce mot est de toutes façons toujours aussi
dépréciatif en Europe centrale. Oui, le flamenco gitan d’Andalousie a ses
lettres de noblesse. Oui, le jazz manouche fait les belles nuits parisiennes. Il n’est que de voir la programmation 2013 du
musée Guimet pour s’en convaincre : en mai et juin, on pourra y voir et y
entendre les Kathak Gypsies, les Gitans du Rajasthan, leurs chants poignants et
leurs danses savantes. De même, le cirque Romanès enchante petits et grands,
même s’il reste menacé de fermeture par le pouvoir. Et ce sont ceux-là mêmes qui applaudissent
aux spectacles de ces glorieux saltimbanques qui agréeront au démantèlement des
campements dits rroms de Montreuil et d’ailleurs.
Nomades,
avez-vous dit ? Certes – même si beaucoup d’entre eux ont été sédentarisés
au cours des siècles -, bohèmes et de Bohême et de la lointaine et si proche
Inde, notre matrice à nous, tristes Européens d’aujourd’hui. Il y a ainsi un
nomadisme chic, dont la mode, la haute couture et la banque se sont emparés ces
derniers temps. Les cartes bancaires
nomades, les sacs griffés nomades, toute une jet-set internationale huppée qui
traverse allègrement les frontières et joue avec ce qu’il est convenu d’appeler
la mondialisation, sans parler des capitaux virtuels qui circulent à la vitesse
de la lumière sur les places boursières, échappant au contrôle de ceux-là même
qui les détiennent, puisqu’il suffit d’une fraction de seconde à un robot pour
les faire se déplacer là où le profit sera encore plus grand, les dommages
collatéraux humains encore plus nombreux.
Mais
les corps, eux, sont lourds, encombrants, trop visibles, surtout lorsqu’ils
voyagent en groupe. C’est là l’autre face, misérable, du nomadisme, qu’on
appelle aussi immigration, celle dont on ne veut ni à Montreuil, ni en France en général.
Comment s’identifier à ces misérables qui s’entassent dans des campements dits
provisoires, sur des terrains municipaux
souvent privés d’eau et d’électricité,
au bord des autoroutes, dans des conditions matérielles indignes, dans
des roulottes surpeuplées et souvent insalubres, faute de courage de la part
des autorités locales ? Les voilà démunis de tout, encombrés
d’innombrables sacs en plastique de toutes sortes contenant leurs maigres biens,
des enfants pleins les bras, alors que l’Europe du nord en fait si peu
aujourd’hui, coïncidant trop bien à l’image que nous nous faisons d’eux,
fabriquée de toutes pièces par la lâcheté d’un pouvoir politique qui n’offre
aucune alternative de logement décent à ces populations. Nous ne voulons pas
les voir, parce qu’en ces temps de crise sociale et économique généralisés,
nous ne voulons pas ressembler à ce que nous pourrions un jour devenir
nous-mêmes, poussés à l’exil, être à notre tour migrants, immigrés, c’est à
dire stigmatisés, victimes du sort et non plus maîtres de lui.
Il
faut donc revenir à cette ambiguïté
fondamentale sous-jacente à l’appellation de Rroms. L’appellation Rroms renvoie
à une identité transnationale qui traverse les frontières. Or, ces Rroms sont
aussi des citoyens, et ils le revendiquent, qui appartiennent à des nations qui
leur donnent une identité légale. En ce
qui concerne aujourd’hui l’Europe, ils sont donc aussi Roumains, Bulgares, Hongrois,
et – faut-il le rappeler - ostracisés
dans leur propre pays. Ils fuient, ils vont chercher ailleurs et singulièrement
dans ce qu’il est convenu d’appeler la Patrie des droits humains, le refuge,
l’accueil, le travail, bref des
conditions de vie meilleures que là où ils vivent. Mais ce que nous appelons aujourd’hui
« Europe » et que nous appelions il n’y a pas si longtemps encore la
Communauté européenne n’existe pas et ne se soucie plus guère du respect des
droits humains dans les pays qu’elle intègre pour des motifs avant tout
économiques ou stratégiques. Elle est devenue une zone, la Zone Euro. Nous
sommes devenus ironiquement des zonards définis par une monnaie, une zone de
libre-échange sans contrôle, sans légitimité, sans réel pouvoir politique, et
tragiquement, sans solidarité.
Le nouveau pouvoir en place en France martèle, dans une inconscience
totale quant aux conséquences néfastes potentielles de telles allégations, que
ces populations « ne veulent pas s’intégrer ». Cela signifierait-il
qu’elles ne seraient pas « intégrables » ? Arrêtons-nous un
instant sur cet autre concept ambivalent d’intégration.
Et lourd d’un passé historique dont notre mémoire préfère ne pas se souvenir.
Tout
d’abord, il faudrait préciser. S’intégrer à quoi ? A ce que l’on pense être un modèle enviable, alors
que nous vivons une désintégration générale qui vise tous les aspects de notre
vie quotidienne, qu’elle soit de l’ordre de l’économique, du politique, de
l’éthique ou de l’intime ? Alors que nous vivons dans une société où
l’atomisation de chaque sujet a force de loi, chacun étant un ennemi potentiel
pour chacun, un concurrent en compétition ? Alors que chaque groupe
constitué en « communauté » ne défend plus que ses propres intérêts
au détriment de l’intérêt général, oubliant l’articulation nécessaire entre le
Particulier et le Général, concepts si chers aux Lumières et que nous remisons
aujourd’hui aux oubliettes de l’Histoire ? Alors que chaque minorité
fabrique de l’autre en permanence et se fractionne en sous –communauté, en
minorité à l’intérieur de minorités, selon un processus de fragmentation
dangereux pour la cohésion de tous. Car nous sommes tous semblables, et chacun
différent. Tous pareils, et chacun d’une
irréductible singularité.
2 mai 2013, en face de la mairie de Montreuil, exposition sur les familles européennes,
à l'occasion de la Fête de l'Europe - les familles expulsées ne sont pas sur les clichés
ils sont là, vivants, et souffrent des clichés
Ce sont ces trois concepts hérités des
Lumières qu’il nous faut avoir sans cesse en mémoire : le Général qui doit s’articuler au Particulier, mais aussi s’adosser à
quelque chose qui échappe à la loi et
qui demeure la caractéristique de toute démocratie digne de ce nom, le Singulier, notion pensée avec brio par
Diderot dans « Le Neveu de Rameau » et dont il est impératif de se
souvenir aujourd’hui. De quoi s’agit-il ? Il s’agit d’une frange de la
population rétive à tout obéissance à la loi quelle qu’elle soit. Non seulement
il existe des lois injustes contre lesquelles il est juste de s’insurger, mais
il existe aussi des individualités qui ne se sentent pas ou peu concernées par la loi. En marge, ailleurs. Chez Diderot,
elles ont pour figure ce qu’il nomme le génie, l’artiste, le parasite, le
pique-assiette, le raté, selon les normes sociales en cours. Bref, ceux dont
Platon ne voulait pas dans sa République, parce que non fiables : les
poètes et les femmes. La force de toute démocratie est précisément d’accepter
en son sein cette singularité-là qui est aussi son levain. Certains parmi nous
ne souhaitent pas « s’intégrer » et il est souhaitable qu’il en soit
ainsi et que la démocratie le tolère. C’est là sa force. Mais nous doutons
tellement de notre modèle que nous tentons d’en exclure tout ce et ceux qui
nous semblent potentiellement « dangereux » pour lui. De préférence
les plus démunis, les Sans. Sans Toit, Sans Papiers, Sans Argent. Chaque vague
d’immigration, ouvriers italiens du bâtiment dans le sud de la France victimes
de pogroms, mineurs polonais du nord dont les grèves furent durement réprimées
par le pouvoir en place, a payé du lourd tribu de son Sang son
appartenance à la citoyenneté française.
Et à chaque vague, le discours des autorités est resté tristement immuable :
ils étaient et demeurent une fois encore aujourd’hui les « non – intégrables ».
Toute
discrimination exercée par le pouvoir commence toujours par le plus faible et finit de proche en proche par
gagner tout le corps social. Yehudi Menuhin, que j’ai eu l’honneur de
rencontrer peu avant sa mort et dont je fis le portrait à France Culture, se
plaisait à le rappeler. Travaillant avec des musiciens tziganes et soucieux de
leur sort, ils proclamaient haut et fort que ce serait là le défi européen à
venir. Et qu’on mesurerait l’existence d’une véritable démocratie en Europe à
la manière dont elle traiterait ses minorités. Qu’on en juge aujourd’hui.
Dans
la France d’aujourd’hui, ce sont d’abord ceux qu’on considère comme fous, qu’on laisse sans soins faute de moyens et
dont on parle si peu, qui en ont fait les frais. Puis les prisonniers qui
vivent dans des conditions indignes de toute démocratie. Puis les musulmans que
l’on amalgame trop souvent aux fondamentalistes. Puis récemment les
homosexuels. Puis les immigrés, les basanés, les métèques. Les Juifs aussi et
encore, dont le silence des institutions dites représentatives est
assourdissant face aux discriminations faites aux Rroms sur notre sol. Les
Rroms d’aujourd’hui, les Juifs d’hier. Sans parler des discriminations faites à
cette majorité que constitue les femmes, femmes de toutes classes assassinées
sans bruit par leur conjoint sur notre sol. Ça finit par faire beaucoup de
monde. Ça finit par concerner tout le monde ou presque.
Le
pouvoir politique en place serait bien inspiré de réfléchir à tout le poids de
ce contexte historique avant de manier la notion si ambiguë d’intégration et de
décider qui est ou n’est pas à ses yeux intégrable. Avons-nous la mémoire si
courte que nous avons oublié que sous le IIIème Reich, l’Allemagne et l’Autriche
déclaraient que les Tziganes d’Europe, qui travaillaient par ailleurs dans les
usines et étaient des employés sans problème « demeuraient de toute façon et
par nature des populations éternellement a - sociales », c’est à dire bonnes à être déportées et
exterminées dans les camps. Rappelons-nous Chelmno, rappelons-nous Auschwitz
auxquels les Tziganes d’Europe ont payé un lourd tribu, reconnu depuis peu, et
si souvent oublié.
Ce
qui se passe en ce moment à Montreuil est en l’espèce symptomatique et révélateur.
La municipalité d’obédience écologique et de gauche a chassé les Rroms du
«campement »
qu’il serait plus juste de qualifier de
bidonville, où ils vivaient depuis un
an, elle a refusé qu’ils stationnent sur la place où se tient en ce moment
même, triste ironie du sort ou coïncidence parlante, une exposition sur
l’Europe( !), elle leur a refusé
l’accès à la salle municipale du marché. Il y a eu des affrontements avec les
forces de police et les agents de la ville, bref, elle a laissé, par lâcheté ou calcul
politique, pourrir une situation à
laquelle elle aurait dû remédier depuis longtemps en offrant d’abord un toit à
ses familles pour qu’elles puissent travailler décemment, comme c’est leur
souhait. Elle a séparé les femmes enceintes et les enfants des hommes – comme
n’importe quel pouvoir totalitaire l’aurait fait et l’a fait par le passé -
alors que dans la culture rrom, on traverse les frontières en famille, et qu’il
n’y a pas pire malheur que l’individualisme suicidaire et la solitude pour elle.
Et aux côtés des forces de police, des agents municipaux, ceux qu’on appelle encore les groupes de « la
tranquillité publique » qui montent la garde et surveillent, au nom du
sacro saint principe de sécurité, les Rroms délogés et regroupés, symbole encore,
sur la place de la Fraternité. Excusez-moi, mais je ne me
reconnais ni dans cette gauche-là, ni dans cette France-là et je ne souhaite
nullement m’y intégrer, mais protester. M’insurger. C’est comme si, à l’horizon
de 2017, nous n’aurions bientôt plus le choix qu’entre une France de droite et
une France pétainiste, ce à quoi il faut résolument se refuser.
Les
migrants économiques et politiques arrivent de toutes parts. Chassés par les
guerres, les famines, et bientôt les désastres écologiques. Cela ne fait que
commencer. Nous, pays d’Europe, tous concurrents les uns par rapport aux autres
au lieu d’être solidaires, fermons les yeux sur les Africains qui se meurent
chaque jour en Méditerranée, s’entassent à Lampedusa, que l’Italie s’en occupe,
ce n’est pas notre affaire ! Il s’agit non seulement de mutualiser nos
dettes, mais d’être solidaires de tous ceux qui fuient et frappent à nos
portes. Est-ce trop demander que de nous partager ces victimes de fléaux dont
nous sommes en partie responsables et que nous avons générés ?
Mais
de qui est-ce que je parle quand je dis « nous » ? Ce nous, c’est vous, Rroms de Montreuil et
d’ailleurs, c’est moi peut-être demain. Il suffirait d’un accident nucléaire
majeur en France. En vérité, il suffit déjà de cet effondrement généralisé qui
nous rend aveugles puisque nous le vivons de l’intérieur sans nous en
apercevoir. Nous migrons déjà. Nous deviendrons alors, sous l’œil sans pitié de
nos nouveaux maîtres, ces étranges étrangers dans lesquels nous ne nous
reconnaîtrons pas. Mais il sera alors trop tard.
Marie-Christine
Navarro, Ecrivaine et Universitaire/ 5 mai 2013.
1 commentaire:
Ce qui me gène, c'est qu'on ne sait pas si la France est encore dans l'Europe d'en Haut... Peut être que dans dix ans, on partagera avec les Bulgares le sinistre privilège d'émeutes de la faim (désolé d'employer un terme autrefois reservé aux pays sous développés, mais quand, dans un pays froid, on a le choix entre se chauffer et se nourrir, le therme me semble adapté)
En attendant, saluons la bêtise politique des élus des non abstentionnistes : en refusant d'anticiper la lever de dispositions transitoires -et le fait d'interdire aux gens de travailler est criminogène et gâche la jeunesse d'enfants-, ils ont reporté le problème en 2014, à la veille d'élections.
Entre une défaite annoncée honorable et une défaite déshonorante, nos urbanistes (au sens de l'affaire Urba, dont ils sont les indignes héritiers) ont fait un choix...
PS (méfiez vous des contrefaçons surpayées: ce n'est qu'un postscriptum) : il y aura aussi des élections en 2014; qui servira de punching balls à des politicards de dernière classe?
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