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jeudi 6 novembre 2014

Le collectif de Bobigny répond au préfet Leschi sur sa "sociologie"

L'expulsion du bidonville des Coquetiers à Bobigny en Seine Saint Denis a abouti à un désastre. Des 80 enfants scolarisés du terrain, seuls 8 vont encore à l'école aujourd'hui. Familles séparées, dispersées aux quatre coins de France, bébés et vieillards malades jetés à la rue, formations professionnelles interrompues brutalement, voilà le bilan de cette expulsion qui se voulait "exemplaire".

A la journaliste de France Info qui l'interrogeait ce mardi sur ce bilan, Didier Leschi, préfet délégué à l'égalité des chances, répondait en insistant sur les moyens inédits déployés pour cette opération. Certes, de l'argent, on en a dépensé: 320 000 euros d'argent public, brandis comme une médaille. Ce n'est pas faute d'avoir lésiné sur les moyens, disait le préfet désemparé. Mais vous comprenez, avec les Roms, on a affaire à "une sociologie qui nous échappe"

Tout est là. Imputer l'échec de l'opération à la "sociologie" des Roms, c'est dire, une fois de plus, que les Roms sont différents, et que c'est cette différence consubstantielle qui met, qui mettra toujours en échec nos tentatives pourtant généreuses, pourtant bienveillantes, pour les "aider".
Avec les Roms, disait Didier Leschi, "on ne sait pas faire".

C'est dommage, parce que les Roms des Coquetiers, eux, dans leurs baraques en bois, ils ne se débrouillaient pas si mal.

Mugurel, par exemple. Ses deux enfants étaient scolarisés et il était depuis deux ans élu délégué des parents au conseil d'école. Mugurel travaillait pour de vrai, avec un vrai contrat, à Aulnay. Mugurel venait d'ailleurs de recevoir une proposition de logement social à Bobigny.
Mugurel, on l'a expulsé du terrain où il vivait. Sa situation, ses efforts d'intégration? Aucun intérêt.
On a proposé à Mugurel une chambre d'hôtel à Hardricourt, à 60 km… Il se lève tous les matins à 4h pour partir à 6h accompagner ses enfants à l'école avant de prendre le chemin de son travail. Bien sûr, s'il perd son travail, il pourra dire adieu à son logement social. Combien de temps va-t-il encore tenir?

On aurait aussi pu aller rencontrer Habibe, la maman de Dragan. Habibe, c'est une femme énergique, qui a appris le français aux cours du soir de l'école. Elle servait même d'interprète aux intervenants, sur le terrain. Son fils Dragan est rentré en septembre en CAP.
Aujourd'hui, Habibe, son mari et son fils se retrouvent à Belfort. Exit le CAP qui aurait permis à Dragan d'avoir un métier, de devenir un contribuable comme les autres.

Et Abel, Adelin et Lola, les trois cousins qui venaient chaque jour au collège, qui avaient appris à parler français, à lire, à écrire? Pourtant, ça n'a pas toujours été facile avec les autres élèves. Venir à l'école, quand on est un enfant rom, c'est aussi se heurter au rejet de certains enfants, et même de certains adultes. Mais ils sont venus chaque jour. Abel voulait être policier, Lola voulait être coiffeuse. La maman d'Abel et Adelin venait à chaque réunion parents-profs. Les parents avaient à cœur d'acheter la photo de classe, avec leurs petits moyens.
Aujourd'hui, ces trois enfants dorment dans des camionnettes, bien loin du collège. On leur avait bien proposé une solution de relogement, mais on avait séparé la famille. Lola et ses parents sont arrivés dans une chambre sans eau, sans électricité, avec 3 couvertures pour 7 personnes. Et il n'y avait pas de classe d'accueil au collège, là-bas. Lola ne pouvait pas poursuivre sa scolarité.

Finalement, ils ne se débrouillaient pas si mal, ces gens. Ils ne demandaient pas grand-chose. Une inscription à l'école pour leurs enfants, comme tout le monde. Le ramassage de leurs ordures ménagères, comme tout le monde. Du travail, comme bien d'autres avant eux. Du travail, l'école, un minimum d'hygiène, le droit de tenter sa chance comme tout un chacun… c'est cela, une sociologie qui nous échappe?

Non, à vrai dire, rien ne nous échappait.

Si l'objectif avait été d'accompagner ces familles, de trouver des solutions pour de vrai, on n'aurait pas procédé de cette façon. On n'aurait pas sommé des familles, le lundi après-midi, de prendre le premier train du mardi pour une destination inconnue, en abandonnant l'école du petit, les études du grand, le travail du père, les grands-parents par-dessus le marché, et en jetant à la rue 60% des habitants du terrain, avec leurs bébés, sous la pluie et sous les quolibets des CRS. La méthode employée ne pouvait mener qu'à l'échec. Cette expulsion était simplement une obsession du préfet Galli et une promesse de campagne du candidat Stéphane de Paoli à la mairie de Bobigny. Elle n'avait pas "vocation à" aider les familles, seulement à s'en débarrasser.

Trop de familles roms en Île de France, dans des zones déjà sinistrées par le chômage, certes. Des bidonvilles insalubres et dangereux pour leurs habitants, certes. Des solutions pouvaient, devaient être proposées, c'est vrai. Mais il aurait fallu anticiper, accompagner les familles, les préparer à un changement de vie et d'environnement, ne pas les disperser, ne pas briser leurs efforts d'intégration. Et surtout, il aurait fallu faire avec elles, en partant de ce qu'elles avaient déjà construit. Pas les traiter, encore et toujours, comme des objets qui seraient incapables d'agir par eux-mêmes.

  1. Qu'est ce que cela coûtait d'attendre la fin de l'année scolaire, de laisser les enfants finir leur année, et surtout de laisser aux intervenants le temps d'accompagner véritablement, de trouver des places en apprentissage ailleurs en France, de laisser à tous le temps de se projeter dans un avenir nouveau (ce qu'une délégation avait proposé au préfet Leschi deux jours avant l'expulsion, ndlr)? Pourquoi cette absurde précipitation qui a tout détruit, qui a plongé ces familles dans des complications inextricables?


Peut-être aurait-il fallu les rencontrer, ces gens. Prendre le temps de leur parler, au-delà du « diagnostic », réduit à la collecte de quelques données administratives. Mais c'est sans doute inenvisageable… pensez donc, aller parler d'égal à égal avec des gens dont la "sociologie" nous échappe à ce point!

Les démarches entreprises pour faire évoluer la situation des familles roms en France n'ont pas vocation à fonctionner tant qu'elles reposeront sur cet éternel préjugé que pour les Roms, c'est différent, qu'on ne peut pas parce qu'ils ne veulent pas. Tant qu'on refusera de considérer les Roms comme des migrants du travail, on ira à l'échec. On continuera à orchestrer une chasse au Rom, une chasse coûteuse pour l'Etat et désastreuse pour les familles. Nous qui les avons accompagnés pendant plusieurs années, nous savons qu'ils ne demandent rien de plus, rien d'autre que ce que nous demandons chaque jour à la vie. Ils ne sont pas substantiellement différents.

Il n'y a pas de culture de la misère, pas de culture de la saleté ni de la mendicité; seulement les affres de la misère et de l'exclusion, seulement des choix qu'on fait quand on n'a pas le choix Ce ne sont pas les pauvres qu'il faut combattre mais bien la pauvreté. Comment peut-on avoir encore besoin d'énoncer cette évidence en 2014?

Tant que nous considérerons les Roms comme une sous-catégorie d'hommes, tant que nous resterons convaincus que nous ne pouvons pas agir avec eux, tant que nous leur refuserons le statut de sujets, nous donnerons aux préfets et aux élus toute latitude pour tuer dans l’œuf les efforts d’intégration des Roms. Nous leur permettrons, comme aujourd’hui, d’entretenir et d’aggraver la misère aux frais de l’Etat. Et certes, il y a là quelque chose qui nous échappe.


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